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18 Dec

Mariane pleure

Publié par Éric Babaud  - Catégories :  #Humeur

Il y a quelques jours, HIYA! le magazine des cultures urbaines a relayé un appel à la création, comme une bouteille à la mer.

"Nous étions beaucoup à nous sentir désemparés, à voir les évènements s’enchaîner sous nos yeux impuissants. Les violences policières, la dérive autoritaire du pouvoir, la déliquescence des valeurs censées nous réunir : toutes ces crises s’enchaînent sans que nous puissions agir. Bloqués dans des quotidiens asphyxiants, cet appel s’est présenté comme une bulle d’air : créer pour s’exprimer, créer pour résister face à notre monde en danger. Nous avions commencé à relayer des créations originales sur Instagram et nous étions satisfaits de voir que l’appel en question avait parlé à de nombreux artistes.

Et puis dimanche soir, nous arrive un message plutôt cryptique, transmis via une messagerie cryptée : « On a vu votre appel, on prépare un gros truc. Vous allez kiffer. Tenez-vous prêts, on vous tient au courant dans la nuit ». Une action spectaculaire semble se préparer quelque part, mais le flou est total. Jusqu’à un email, ce matin, aux alentours de 4h, vide de tout contenu à l’exception de 2 pièces-jointes : une photo et un texte.

Tout s’éclaire : la gigantesque Marianne d’Obey, visible au coin de la rue Nationale et du boulevard Vincent Auriol dans le 13e arrondissement de Paris, a été modifiée. Les 3 mots de la devise, qui s’étalent sur la largeur de la façade ont été barrés à grands jets de peinture blanche, tandis que la Marianne pleure désormais des larmes rouges. Le crew (peu de chances qu’il s’agisse d’un.e loup.ve solitaire vu l’ampleur) a même eu la grâce de nous « taguer » en bordure de sa création et d’apposer sur le mur le hashtag #MariannePleure.

Leur texte est un court manifeste, très intense, mystérieusement intitulé «LREM-NRV». Nourri d’influences punk et situationnistes, marxisant et nihiliste sur les bords, il dialogue avec la fresque et en propose une lecture...."

Mariane pleure

Après leur opération remarquée et maintenant adoubée par Shepard Fairey himself, les graffeurs ont partagé aujourd’hui une vidéo. Elle mêle images de leur action et d’actualité, sur une bande son entêtante accompagnée de la lecture d’extraits de leur texte de revendication. Nous partageons aussi ce manifeste, reproduit tel que nous l’avons reçu lundi matin. C’est à lire et visionner avec ce rappel d’Obey pour guide : « Si certains sont en désaccord avec le détournement de l’œuvre Liberté, Égalité, Fraternité parce qu’ils ne sont pas d’accord avec les auteurs, alors ma réponse est claire : je ne suis pas prêt à la leur donner et vous ne devriez pas l’être non plus. »  

Le texte intégral du manifeste « LREM-NRV » :

La République Est Morte

Ouvrez-donc les yeux, on le voit comme une larme rouge au milieu de la peinture : la république est morte. Qu’elle crève, et enterrez-vous avec. Donnez donc en pâture aux vers de terre votre liberté sous surveillance, votre égalité a taux variable et votre solidarité d’entre bourgeois.

Qui veut encore du Pouvoir ? Voila ce qu’il produit, à chaque fois. L’ordre, c’est le chaos. Ah qu’il est beau le pays des droits de l’homme, ah qu’elle est belle la démocratie, vous reprendrez bien un petit coup de valeurs républicaines dans la gueule ? Vous dérobez les mots brillants cachés derrière les vitrines de nos espoirs pour les remplacer par des signifiants creux, de la camelote lustrée, incrustée d’émeraudes réactionnaires en plastique. Liberté, Égalité, Solidarité, toujours. Parlons de réel, même s’il vous terrifie.

C’est quoi votre Liberté ? Le mythe méritocrate ? Vous nous dites que si les enfants d’ouvrier·e·s ou d’immigré·e·s sont statistiquement bien moins représenté·e·s dans vos grandes écoles, les fabriques à débiles, puis à des postes bien payés, c’est de leur faute ? Que la reproduction sociale, ça n’existe pas ? Votre Liberté ne supporte pas l’Égalité. Évidemment que tout le monde est libre de faire tout et n’importe quoi ! Il n’empêche que pour se dorer la raie dans des 5 étoiles de beaufs tous les étés, les riches sont plus libres que les pauvres. Il n’empêche que pour esquiver les coups arbitraires d’une police sadique, les blanc·he·s sont plus libres que les noir·e·s. Il n’empêche que pour marcher en paix dans la rue, les hommes sont plus libres que les femmes.

C’est quoi votre Égalité ? Vous, les éternel·le·s criminel·le·s impuni·e·s, qui écrasez sous le poids de la misère des milliards d’individus, vous osez prononcer le mot « égalité » sans trembler ? Vous tremblerez. Qui est l’égal de son patron ? De son président ? De son dieu ? Vous qui adorez la hiérarchie autant que vous méprisez les pauvres, ne prononcez plus jamais le nom de la sœur de la Liberté. Chacun de vos votes, chacun de vos ordres, chacun de vos procès est un nouveau coup de poignard dans le cœur de celle que vous prétendez aimer. Vous êtes les maris violents des valeurs que vous prétendez défendre.

C’est quoi votre Solidarité ? Vous ne vous sentez solidaires que des bourgeois arrogants et stupides, vous, les véritables communautaristes, qui parlez de « fraternité » . Votre empathie se branle devant du riot porn. Vous les inutiles, vous les incapables de produire la moindre richesse ni la moindre pensée, vous qui avez tout sauf de la dignité, sachez que chacune de vos nuits paisibles est une insulte à la Solidarité. Les gavé·e·s sont affamé·e·s et ils affament le monde.

Artaud vous cracherait que vos signifiants creux ne sentent même pas la merde, puisque « là où ça sent la merde, ça sent l’être ». Ils puent le propre, le blanchi, la lessive libérale qui vous sert de liquide céphalo-rachidien. Vous ne comprenez rien et vous refusez de comprendre. La science, la raison et les faits, vous n’en avez rien à foutre. Vous vous en lavez les mains.

Flagellez-nous à coup de tonfa d’avoir trop prié un monde meilleur, nous ne courberons pas l’échine. Muselez nos universitaires, brûlez leurs idées dans votre grand autodafé de la pensée, nous les réécrirons, nous les martèlerons jusqu’à vous les tatouer sur la gueule. Acculez encore ceux qui n’ont rien, nos exilé·e·s, nos prostitué·e·s, nos exproprié·e·s : à chaque fois que vous frappez, vous ouvrez un peu plus nos yeux larmoyants et rouges de gaz lacrymogènes. Agitez vos drones, zappez entre vos caméras, la seule chose que vous verrez c’est nos majeurs depuis les toits de la ville, de la peinture plein les fringues.

Un grand choc artistique et visuel, qui raconte avec élégance la violence de notre monde et l’urgence que nous ressentons tous

Cette œuvre est un véritable uppercut. Une très belle performance, par son engagement, sa technicité et son échelle. Valeurs trahies, urgence vitale et désir de liberté : l’élan qui traverse cette création est une décharge d’énergie pure. C’est une œuvre au présent, pleine de paradoxes : peinte sur un mur mais découverte en photo ; qui s’inscrit dans un contexte qu’elle ne mentionne pas ; qui raye les mots auxquels elle voudrait redonner du sens. Elle est un geste de liberté sous une chape de plomb, une œuvre brute et brutale – néanmoins réfléchie..

« Ouvrez-donc les yeux »
LREM-NRV (1ers mots)

Elle nous semble exprimer une violence et une urgence absolue. La Liberté ne guide plus le peuple. Marianne est en deuil, les yeux rougis par le sang de ses larmes.  On y sent également une grande colère – depuis trop longtemps refoulée. Leur pamphlet est une critique, parfois outrancière mais sans concession, d’un modèle de société qu’ils considèrent épuisé, gangréné par l’injustice, la violence et une perte de sens généralisée

« Vous dérobez les mots brillants cachés derrière les vitrines de nos espoirs pour les remplacer par des signifiants creux, de la camelote lustrée, incrustée d’émeraudes réactionnaires en plastique. »
LREM-NRV

Ils revendiquent une perspective situationniste, attachée à une pratique artistique ancrée dans le politique : cette œuvre résume en une image puissante l’appel auquel ils répondent et l’engagement qui est le leur. Ils semblent vouloir nous dire qu’après des décennies de faux-semblant, il est temps de siffler la fin de la récréation et d’affronter le monde en face. Si « jusque-là tout va bien », le sol commence à se rapprocher dangereusement. 

« Liberté, Égalité, Solidarité, toujours. Parlons de réel, même s’il vous terrifie. »
LREM-NRV

Un retour aux sources du graffiti art : le style et le sens réunis dans un geste poétique et engagé, en direct de la rue

Cette contribution au projet #MariannePleure, est un magnifique hommage à la peinture de rue. Écrire sur les murs est la forme la plus pure de liberté d’expression, nous rappellent-ils. La rue est à eux et ils s’en emparent. Toujours avec élégance, « la forme, c’est le fond qui remonte à la surface » disait Victor Hugo.

« Vous êtes les maris violents des valeurs que vous prétendez défendre. »
LREM-NRV

On y voit aussi un refus de cette « momification » voulue par les commanditaires d’une œuvre, qui dénature la notion même de street art. Les artistes revendiquent, avec cette création, un art contemporain en perpétuel mouvement, qui exprime en direct les transformations de la ville, ses révoltes, ses humeurs, ses changements. Un art qui refuse les lieux clos et l’immobilisme, pour mieux respirer l’air du temps et exprimer nos consciences.

« Agitez vos drones, zappez entre vos caméras, la seule chose que vous verrez c’est nos majeurs depuis les toits de la ville, de la peinture plein les fringues. » 
LREM-NRV

Quitte à égratigner au passage un certain Shepard Fairey alias Obey, créateur de la fresque originale. Street artist mondialement connu, qui s’est fait remarquer par ses œuvres contestataires – dont certaines lui ont valu des poursuites pour dégradation – avant de devenir l’un des artistes les plus bankables de la planète.

Et puis quelle audace ! Une bande de puristes anonymes a détourné la fresque préférée du Président Emmanuel Macron (qui possède une réplique dans son bureau) pour signifier que les symboles de la République et l’espace public appartiennent à tout le monde. C’est aussi gamin que radical, aussi drôle qu’audacieux. « Make art not war », Obey l’avait bien dit.

Mariane pleure

Sont pas mal chez HIYA! non ? Suivez-les sur nous sur @hiya.fr pour la suite et toutes les créations du projet #MariannePleure.

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M
Tous a nos peintures !
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